De l’inversion à la clôture : la Félibrée contemporaine et les tyrannies de l’intimité

En 1988, Christian Coulon analysait la Félibrée du Périgord comme un rite d’inversion identitaire : un moment où le “pays” reprenait symboliquement la parole face au centre, affirmant son autonomie culturelle et linguistique. Cette fête incarnait alors la vitalité d’une sociabilité collective, inscrite dans l’espace public : on y célébrait la langue, la mémoire, la reconnaissance mutuelle — autant de signes d’un monde encore traversé par le sentiment d’appartenir.

Quarante ans plus tard, cette économie du symbolique s’est renversée. L’entrée de la ville est payante, les ruelles grillagées, les balcons décorés pour la photo. Le rite d’inversion s’est mué en scénographie de la consommation : il ne suspend plus l’ordre social, il le reproduit, derrière les apparences du folklore. Là où Coulon voyait un “espace de liberté symbolique”, s’installe aujourd’hui un dispositif de contrôle et de mise en marché. La fête est toujours là, mais son énergie s’est déplacée : du politique au commercial, du collectif à l’individuel.

C’est ici que la lecture de Richard Sennett, dans Les tyrannies de l’intimité, devient éclairante. Sennett décrit le basculement des sociétés modernes vers une culture de la subjectivité où les formes de vie publique — jadis ancrées dans le collectif — se dissolvent dans la recherche de sincérité et de confort personnel. La sphère publique n’est plus le lieu de l’action, mais celui de l’émotion partagée, souvent mise en scène.

La Félibrée contemporaine s’inscrit pleinement dans ce paradigme :

  • le collectif s’y exprime désormais sous la forme d’un sentiment d’appartenance exhibé,
  • la fête devient une expérience sensible et photographiable, non un acte de communauté,
  • les habitants comme les visiteurs recherchent moins le “faire ensemble” que la “preuve d’avoir été là”.

Là où le rite ancien instaurait une parole partagée, la version actuelle met en avant des émotions individuelles sous contrôle : le plaisir, la nostalgie, la “bonne ambiance” — autant de registres affectifs qui domestiquent la dimension politique du rite. On ne revendique plus, on se reconnaît dans l’image commune.

La clôture physique de la ville – barrières, billetterie, contrôle – traduit cette involution de la fête dans l’intime. L’espace collectif n’est plus un lieu de confrontation ou de mélange, mais un décor d’appartenance privatisée. Le ticket d’entrée agit comme une validation symbolique : on “achète” sa place dans le récit commun. Ce que Sennett appelait “la perte de l’anonymat urbain” se rejoue ici à l’échelle locale : chacun se met en scène dans une identité collective mise à prix.

Le passage des danses populaires aux performances professionnelles parachève cette transformation : la fête n’est plus vécue, mais regardée. Ce qui relevait de la participation devient un spectacle ; ce qui était production de lien devient production d’image. L’intimité, ici, n’est plus celle du partage, mais celle du repli sensible et esthétique, conforme à ce que Sennett nomme la “tyrannie du ressenti” : un monde où la ‘sincérité’ et l’émotion remplacent l’action publique et la conflictualité.

Ainsi, la Félibrée contemporaine illustre la crise de la vie publique au sens de Sennett : la disparition d’un espace commun d’expression au profit d’un espace marchand d’auto-représentation.
L’inversion de Coulon n’est plus une résistance, mais un simulacre.
Le peuple ne “fait” plus la fête : il s’y regarde.
Là où autrefois le rite suspendait les hiérarchies, il les met aujourd’hui en scène, sous le signe du divertissement et de la nostalgie.

Regardez comme nous savons encore être ensemble”

La Félibrée ne dit donc plus : “Nous sommes encore là” — mais plutôt : “Regardez comme nous savons encore être ensemble”.
Cette nuance est tout sauf anodine : elle marque la transition d’une communauté agissante à une communauté de spectateurs, où l’intimité collective est devenue le dernier produit de l’économie symbolique.


Cette série d’images est issue de photographies réalisées pendant la Félibrée de Montignac (2023), retravaillées par intelligence artificielle.
Les scènes reconstituées rejouent la fête comme une mémoire sans corps : elles reproduisent les signes du folklore — costumes, décor, gestes — mais en effacent l’imprévu et la présence humaine.
Ce travail interroge la transformation d’un rituel collectif en image patrimoniale, puis en simulation autonome.
Il met en évidence la circulation d’une émotion produite par et pour la machine : un récit collectif vidé de son expérience, où la fête devient son propre double.

La Félibrée – Impressions jet-d’encre – 10x10cm – Images générées par Midjourney

Présentation à L’ATELIER de la série RHYPAROGRAPHIE et FÉLIBRÉE. Exposition CHROMATIQUE SCEPTIQUE, avec les dessins FRÉDÉRIC RIDACKER (« Les contes de l’ordinaire ») 2023.