12 mars 2015
Je commencerai par une question. Pourquoi la confrontation entre la puissance de l’art et celle de la science, au-delà de la curiosité ou de la fascination qu’elle suscite depuis longtemps, fait-elle nécessairement surgir des sentiments troubles qui vont de la séduction à l’horreur ?
L’inconnaissable… Voilà mon thème qui s’annonce de lui-même. Et avec cela le désir et tout à la fois la crainte de l’impuissance. Car le fait est qu’en littérature, il ne s’agit pas tant d’arpentages ou de mesures, que ce qu’en tout état de cause on va s’imaginer. La science n’étant finalement que l’expression d’une vérité profonde qui est celle de nous entraîner plus encore, plus loin, toujours plus loin, dans les mailles du filet de l’imaginaire. Ainsi Jules Verne. Ainsi Mary Shelley. Ainsi Hoffmann. Ainsi Villiers de L’Isle Adam. Ainsi Alfred Jarry. Saisir l’insaisissable. Connaître l’inconnaissable.
Avec tout ce que laissent présager ces expérimentations singulières de déconvenues et de scandales.
Inutile pourtant de préciser combien il serait vain de vouloir se prémunir de telles expérimentations. Et pour ne pas dire que tout avertissement ferait exactement le contraire de ce pourquoi il est fait. N’est-on pas toujours tenté par le pire ? Seul le pire nous intéresse. Le pire, l’aveu du pire, les lieux d’affrontement.
Vous comprendrez qu’avec une telle entrée en matière, je m’aventure sur le chemin du sans retour. De ce qui nous dépasse. C’est même à l’aune de ce dépassement que je souhaite m’engager dans la lecture de cette nouvelle de Claude Louis-Combet intitulée « Augias », qu’il publie en 1993 dans le recueil de nouvelles Augias et autres infamies.
Or, on aurait de quoi être dérouté tout de suite. Il n’est personne qui n’ait remarqué aussitôt, en effet, que le nom « Augias » nous entraîne à rebours, du côté du mythe, celui du cinquième des douze travaux d’Hercule. Certes, tout cela peut nous embrouiller, et Claude Louis-Combet n’aime rien tant que faire des nœuds. Reste que dans cette nouvelle, nous sommes bien entrés dans les Temps Modernes. Celui du temps de la science et des machines, du temps sans temps, du temps de l’abolition des temps. Du temps sans limites. Dans « l’inquiétante étrangeté » du off limits.
Car à considérer ce qui se passe dans le laboratoire du Docteur Augias, on peut se poser la même question qui taraude l’enfant dans « Le Marchand de sable » de Hoffmann Coppelius : « qu’est-ce qu’ils fabriquent ? » Que fabrique le Docteur Augias en effet dans son laboratoire au milieu de « ses cornues, ses bocaux, ses flacons de verre et ses pots de grès » ? Que recueille-t-il donc dans tous ces « innombrables récipients patiemment étiquetés et traités séparément » ? Quel est donc « l’objet de ses études 2
Docteur, médecin sans exercer la médecine, chercheur des secrets de la nature humaine, philosophe « au sens où l’entendaient les alchimistes » (23), si le docteur
Augias s’active dans son laboratoire, il n’a pour autant qu’une seule patiente. Et qui porte, de surcroît, le même nom que lui, mais au féminin : Augiasse. Inutile de préciser que, plus qu’une règle de parenté, se tisse dès le nom le signe d’une alliance, d’un lien, comme un filet aux mailles invisibles, que le nom lui-même enchaîne. Étant bien entendu que l’on ne revient pas par hasard « à la maison s’installer auprès de sa mère » (27). On est pris dans le filet ou on ne l’est pas. Car même si on choisit de ne pas y arrêter sa pensée, il n’est aucun d’entre nous qui ne sache que se jouent là d’autre fils. Que Sophocle d’ailleurs résumait bien en une phrase dans Œdipe Roi : « La menace de l’inceste ne doit pas t’effrayer : plus d’un mortel a partagé en songe le lit de sa mère 3
Dieu sait combien tout cela parle à l’imagination.
Et le texte lui-même nous y porte. Car le corps de la mère est concentre en lui « tous les pouvoirs de l’enchantement » (30), fait rêver « comme à des neiges secrètes, comme à des transparences d’opales enfouies dans l’énigme des robes ». (26). Énigme, c’est le mot. C’est ce vieux fond de secret qui forme le terreau où l’œuvre s’enracine. Et puisque c’est sous la robe qu’il faut chercher, voilà donc le fils attelé à la tache de pousser plus loin l’expérience pour découvrir ce qui lui a toujours été « refusé de voir ». (26) Docteur, donc, si l’on veut, mais alors avec pour but d’étudier une chose entre toutes qui est son domaine de prédilection : les secrets de la nature vivante.
Mais de quelle nature parle-t-on ? Disons alors, plus précisément, qu’il « avait élu pour domaine de prédilection scientifique l’étude des déjections animales et tout spécialement les déjections humaines et, plus particulièrement encore, les déjections maternelles » (23). Déjections. Déchets. Excréments. Fèces. Rien de plus troublant que ces choses, d’autant qu’elles sont choses sans usages. Voilà un docteur fin connaisseur d’une matière que l’on a du mal à honorer. L’affaire, après tout, aurait pu se jouer très
simplement entre ce qui rapproche ces deux êtres qu’unissent les liens du sang. Jusqu’à ce que, inévitable s’impose à nous la conclusion, qu’en toute rigueur ce sont d’autres liens qui les unissent.
Ne doutons pas un instant que le magnus opus du philosophe-alchimiste, s’il passe par d’interminables calculs et additions scientifiques pour explorer le mystère des déjections maternelles, n’a d’autre objet que de percer les innombrables secrets de cette mère cyclopéenne. Et de l’innombrable à l’innommable, ne comptez que la distance d’un lapsus. D’une lettre. Comme on passe d’aube à auge.
Certes, Jules Verne nous l’avait bien dit : pas de voyage extraordinaire sans l’intervention de la science. En gardant présent à l’esprit que cette recherche toute scientifique ne va pas sans complications ni résistance : il faut dire que la mère Augiasse, « impérieuse et tumultueuse », lançait
aux quatre murs de sa chambre des imprécations de langue d’entrailles. Cela la prenait surtout lorsque le fils la forait avec l’un ou l’autre de ses instruments et qu’il la saccageait au dedans pour un setier de matière fécale. C’était comme si on lui eut volé son bas de laine. Elle retenait sa merde avec une obstination forcenée et le docteur en nage, souvent en larmes, n’en avait jamais pour le prix de ses efforts. (26)
Face à cette résistance maternelle, on comprend que le beau rêve de connaissance puisse s’effondrer dans l’instant. La mère est dans la rétention, confrontant le fils à cette impossibilité de connaissance et à son impouvoir. Mais sans doute le lien dont on nous parle se double d’autre chose. On pense bien que le fils aura remédié comme il aura pu à son impuissance première, inventant d’autres moyens, d’autres instruments : « sondes, miroirs, loupes, aiguilles et lames, vibrateurs et pulsateurs » (24) afin de sonder les dites « productions maternelles » (24) : sécrétions, excréments, salive, larmes, sueurs, écoulements de morve, menstrues, pertes blanches, vomissures, urines, selles. Jusqu’à quelques gouttes de lait. Tout un programme ! Et sur ce point, le fils est attaché à son stylus comme Ulysse à son mat. Il écrit. Note. Cherche la formule.
L’expérience prend une autre dimension lorsqu’il s’agit d’« établir l’équation charnelle de la mère » (28), la « loi dynamique de sa nature » (28). Telle est la raison du processus que le docteur Augias met en place pour accélérer la maturation des « productions maternelles ». Il faut dire aussi que c’est sur ce même principe, en isolant le principe d’évolution des métaux, que les alchimistes tentaient de trouver la pierre philosophale.
Et puisque nous en sommes là, une équation : car l’opération, pour être chimique, n’en est pas moins charnelle, et passe par des spéculations alimentaires. C’est-à-dire que l’on apprend ce qu’engloutir ou ingurgiter veut dire dans l’œuvre de Louis-Combet. Le fils fait en effet absorber à sa mère force boissons caloriques, et les « victuailles des plus grasses et des plus sucrées » (29). Augiasse ne cesse alors pas « un instant de croître et de s’épanouir et de porter toujours plus loin le développement de son volume » (28), jusqu’à remplir « le lieu tout entier » (32), « vautrée dans sa graisse comme une truie » (40). Il faut voir comment l’œuvre de Louis-Combet s’attache à tous ces caprices de bouche. Qui est une œuvre où il apparaît, et avec quelle obstination !, que ce qui passe par la bouche, est de sa part une attention toute particulière. La Mère Augiasse, dite aussi la Mère des Sphères devient la nouvelle Ève future. Non pas supérieure en intelligence, mais supérieure en forme. Poids, taille, espace, mots : elle outrepasse toutes les limites, elle est l’incarnation de tous les débordements.
Reste l’autre chose. Qui est la quête du « principe de corruption ». Qui est aussi celle du principe alchimique de l’œuvre. C’est-à-dire que le « processus de sénescence » et, avec lui, les « signes du déclin » (28), témoignages de l’avancé des travaux, passe par les phrases classiques du travail alchimique qui sont distinguées par la couleur que prend la matière au fur et à mesure de l’opération : Rubedo, Albedo, Nigredo. Voici en effet que le corps aux « transparences d’opale » (26) se couvre « sur les vastes pans de la chair
hypertrophiée » d’« ombres rouges » (31), dispensées par les flammes du feu de cheminée ; puis, enfin, de « fleurs noires » (34) témoins de « l’enténèbrement tégumentaire » que peuvent connaître « les horticulteurs qui travaillent dans l’humus » (34). N’allons pas prendre la mise en scène à la légère. C’est le corps de la mère qui colore le texte de ses variations, un corps qui, à l’image d’un volcan, est un secret en activité.
Mais il ne faudrait pas à notre tour nous laisser prendre dans les rets du texte Louis-Combet tien. Car si le texte est rythmé, calligraphié du corps de la mère, au temps de la mère, le fils n’a, semble-t-il, nous dit le texte, qu’un regard « hippocratique » (31).
Disons sans concupiscence aucune. Or, la mère c’est toujours le temps de l’origine sexuelle. C’est du moins ce qu’en dit Derrida dans Circonfession. C’est aussi ce qu’en dit Hélène Cixous : « le travail avec la mère au bord de la mère autour de la mère, en circulant autour du lit, en longeant ses rives, est un travail sur la sexualité, et avec la sexualité. Donc temps de l’origine de la vie sexuelle, et temps de la fin, tous nous vivons
parce que la mère inscrit en nous le commencement et la fin, compte non tenu des bornes, compte non tenu des termes et des limites 4 telle est l’origine de l’indécidable.
Toujours est-il que les manipulations du Docteur Augias sont moins hasardeuses que l’on pensait. Étape ultime de l’expérimentation, le texte met en scène l’élaboration d’une machine. Et une machine qui serait la machine la plus terrible des temps modernes, la machine de l’à-rebours, la machine à remonter le temps, jusqu’au point d’origine de toute chose — jusqu’au point de retour au « chaos biologique d’où naquis le premier monde 5»
Pas d’équivoque ici, Claude Louis-Combet n’entend pas renouveler une approche mécaniste du texte, ni faire de son texte un « texte-machine » avec des effets combinatoires 6 libération de l’imaginaire : elle est le conducteur qui est le moyen de faire surgir « l’événement ». Et par événement, comprenons ici, la révélation de ce qui constitue le secret maternel. S’il y a eu « machination » de la part du fils pour que la mère se dépasse d’elle-même, il est question maintenant d’expression. En acte.
Or la machine en question ne semble pas poser de problème de réalisation particulier. Son fonctionnement semble même au premier abord assez simple : une pompe, un corps en baudruche composé de trois tuyaux, qui « évoque irrésistiblement l’image d’une cornemuse » (39), et tout est dit. Ou presque.
Trois. Car, certes, le texte nous mentionne trois tuyaux. Par tuyaux entendons aussi, tubes, aiguilles, canules, javelot. Mais trois qui font cinq. Car :
ce qui, dans les dessins, apparaît comme une longue aiguille en torsade emmanchée dans un mince tuyau constituait, en réalité, un faisceaux de trois aiguilles extrêmement fines et souples, toutefois traversées dans toute leur longueur par un infime canal et, en surface, garnies de cils
d’ardillon fort vibratiles. (42)
C’est cela qui donne à la machine, nous dit le texte, une « vivacité animale » et la « capacité de forer plus encore que de percer, et de progresser en s’accrochant, sans possibilité de revenir en arrière, si bien que, une fois entrée dans le vif, l’instrument était nécessairement voué à aller jusqu’au bout, infailliblement ». (42) Il y a dans cette machine infernale quelque chose qui rejoint l’imaginaire du dessinateur Alfred Kubin7
L’accrochage est irréversible. Et l’est d’autant plus que les crochets de la machine se doublent chez Louis-Combet de l’autre chaîne symbolique, celle de la parenté. Qui parlerait de briser la chaîne de l’alliance ici ? Si machine il y a, c’est encore pour mieux lier. Et non couper le cordon. Alliés, liés, noués, donc, par des liens qui vrillent et restent en vous « infailliblement ».
Or, les tuyaux sont une chose. Du nom de la machine je n’ai encore rien dit. C’est pourtant là que je voulais commencer ; en ce point où quelque chose s’achève, ou une autre commence. Car le nom de la machine est en lui-même tout un programme : « étripoir de mère » (39), tel est le nom que Louis-Combet lui choisit. On comprend bien alors qu’il n’y pas d’autre fonction pour ces tubes, tuyaux, canules, aiguilles, que de traquer la mère jusque dans ses tripes. D’un étripoir comme d’autres ont leur « gueuloir », leur « dégueuloir8 » ou leur « dépotoir 9 ». C’est-à-dire, qu’il s’agisse de Flaubert ou de l’artiste Domingo Djuric, de ce qui se déverse — le verbe, le déchet. De l’inclassable absolu et qui fait signe. Si le corps de la mère a alors été « machiné », c’est qu’il est en même temps conçu comme élément de la « cornemuse », qu’il est partie de la machine elle-même, sans laquelle elle ne peut « jouer ».
Reste que l’on pense à cette autre machine du roman d’Alfred Jarry, Le Surmâle, construite par le docteur Arthur Gough et destinée à fabriquer une âme au surmâle, et à le « vidanger » de sa « surmalité ». Deux docteurs : docteur Arthur Gough, docteur Augias. Deux excès : une surmalité, une surmère. Deux machines : « La Machine-à-inspirer l’amour 10 », la Machine à aspirer la mère, dite « étripoir de mère ». De ces deux
constructions de fous, un seul désir : celui du « retour nécessaire à l’équilibre du monde11. » Reste à savoir de quel monde nous parlons…
Certes, le nom de la machine nous le prédit. La partie est déjà le tout. Et le tout est la somme des signes qui le prédisent, des répercussions qui le préfigurent. Bref, tout est à l’œuvre, noué autour, sur, dans le corps de la mère, en un faisceau de décomposition facettées. C’est bien le centre comme « principe de corruption. » (29) que la machine va faire surgir au grand jour, c’est-à-dire « tout ce que la femme avait accumulé en elle de stupre et d’infection, depuis le commencement du monde12 ». Comprenons alors que la machine n’est autre chose qu’une pompe à merde. Pompe à mère ou pompe à merde. La différence se joue d’une lettre.
Et puisque les prénoms nous réservent toujours des surprises, le nom de la mère Augiasse, en l’espèce, nous prendrait presque au dépourvu. Disons qu’il prend un sens par cette capacité qu’ont les prénoms ou les noms de faire entrer l’oral dans l’écrit. Aussi ce n’est plus la mère Augiasse mais « Mère-aux-chiasses » (37) qu’il faut entendre. De l’auge à la chiasse, le nom est pour ainsi dire fécalisé, non destiné à le faire revenir, mais destiné au contraire à le confiner dans la souillure, dans le processus de merdification de la mère que la machine va s’acharner à pomper.
Le fils s’agitait, s’excitait sur place […] Il fourgonna de toutes ses forces avec sa pompe-à-mère – et la chose enfin se mit à s’écouler : du sang d’abord […] enfin la débâcle énorme de la merde et de son purin. Il semblait que l’abondance de biens des entrailles maternelles fut inépuisable. Il en sortait toujours, de l’épais et du fluide et de ces émanations explosives et virulentes qui hachaient le cri de la mère au-dessus et la secouait dans les abîmes de chair où il était né. […] Le docteur aurait pu interrompre le pompage […] Mais non. Il faisait corps avec la mère Augiasse. À eux trois, ils n’étaient qu’une même frénésie soufflante et hurlante. Rien ne pouvait arrêter le mouvement, rien ne pouvait plus retenir celle qui avait tout retenu et qui, maintenant, devenait une colossale fabrique de bouse – et une bouse même de corps et d’âme.(43-44)
Est-ce que la mère ne disparaît pas corps et âme dans l’entreprise radicale ? Ce n’est qu’en accélérant le cours d’un développement par ailleurs inéluctable que l’écrivain-fils peut trouver la cause finale de son écriture.
Or, de toute évidence, l’œuvre de Louis-Combet nous pose la question d’un défi pratique, dont la provocation est explicite. Dénombrer les branchements, les intrications du texte ne semble pas poser plus de problème. Ce qui l’est plus, par contre, c’est l’effet de la machine même, ses effets variables, les facteurs quantitatifs et qualitatifs. Ce que met en scène le texte c’est un « propre » loin de toute limite, où le geste fatal de l’inceste
ne peut s’accomplir que dans la souillure parce que la souillure c’est, nous dit Kristeva, « l’inceste comme transgression des limites du propre(13). » Sous ce rapport il est juste de remarquer que Louis-Combet n’a peur de rien. De la transgression ou de la perversité, il fait son affaire. Puisqu’en somme il en fait l’aveu, n’ayant, sous ce rapport, nous dit-il, de compte à rendre à personne, « à aucune autorité 14Louis-Combet fait dans la surenchère, et la surenchère toujours plus excessive, aboutissant à ce chef-d’œuvre de sophistication perverse qu’est la machine étripoir de mère dans ce que l’on pourrait appeler son éloge de la relation incestueuse. Relativement à cela, on voit bien que
Ne craignons pas, en effet, d’appeler éloge cette relation que Louis-Combet met en place non seulement dans la nouvelle qui nous occupe mais aussi dans beaucoup d’autres. Car ce n’est pas une nouvelle, mais deux, mais cinq, mais dix – j’exagère à peine – qui nous font entrer dans cette loi de l’échange ou de la communication parentale, mère-fils / mère-fille, et dont Augias constitue la plus belle illustration. La nouvelle Augias formant de fait un triptyque avec deux autres œuvres de l’auteur : Tsé-tsé15 et Do, L’enfant pot(16).
À tel point qu’à le lire on en viendrait presque à considérer la répétition(17) de la question de l’inceste dans l’œuvre Louis-Combettienne comme une banalité pour ainsi dire nécessaire, les liens incestueux nous entraînant sans cesse vers de nouvelles situations, de nouvelles énigmes, de nouvelles questions. De nouvelles infamies. Nous entraînant sans cesse vers de nouveaux horizons : béatitude pour chacun des partenaires, fusion affective, confusion des genres, retour à la toute-puissance matriarcale des origines(18).
En ce sens les organisateurs de l’exposition du Mois de la photo où devaient être exposées des photos de l’artiste Diane Ducruet n’ont pas dû lire Claude Louis-Combet. Il aura suffit d’une menace anonyme pour qu’une œuvre entière soit décrochée avant même d’avoir été vue par le public. La cause ? La photo imprimée sur le carton d’invitation à l’exposition collective, qui débutait le vendredi 31 octobre 2014 à la galerie Catherine Houard à Paris, mettant en scène une mère dévorant à pleine bouche sa fille (19). Certainement, si tout le monde suivait cet exemple et si tous les auteurs de lettres anonymes lisaient Louis-Combet, il aurait été, lui aussi, interdit d’exposition. Rayé du rayon des librairies. Car il y a chez Louis-Combet, comme chez l’artiste Ducruet la mise en scène des fantasmes, l’inspiration mythologique et, quoiqu’en dise la photographe elle-même (20), la question sous-jacente de l’inceste.
À une nuance près toutefois. C’est qu’il est impossible chez Louis-Combet d’envisager les aboutissants de ce à quoi les liens maternels nous enchaînent. On ne peut nier ici que la question de l’inceste soit une vraie question. Comme on ne peut manquer de remarquer qu’il y a, au fond de tout cela, au-delà des apparences faussement scandalisées, l’affirmation d’un naturel. À savoir qu’au-delà du crime proprement dit, l’inceste est une constitution fondamentale de l’être. Il est celui de ramener le fils ou la fille à la nuit fondamentale des origines. Un inceste, donc, que, chez Louis-Combet, il nous faut lire à l’envers : comme un retour aux sources.
Car dans le choix délibéré de faire se mouvoir une machine mythologique perverse prétendant mettre à jour la matière première maternelle, il y a la prise en compte à la lettre de cette affirmation du texte: « il n’est que du dedans » (38). Voilà bien une phrase qui expose son objet. Qui, dans le contexte qui nous occupe, peut nous apparaître charrierdes éléments fort impurs. C’est que, manifestement, ce « dedans », c’est tout à la fois le produit à l’état brut (la merde de la mère) et sa métaphore, ce qui fait se mouvoir le mot, la lettre, l’écriture du texte. Il semble qu’à suivre cette image, la phrase Louis-Combettienne dise ne pouvoir s’écrire autrement que chargée de matière, nous en donnant même la nature. À savoir que ce sont les tripes chaudes de la mère qui viennent s’étaler sur la page blanche. À ce propos, ce serait bien la voix/e que la main de l’écrivain emprunte. C’est-à-dire celle de suivre ce corps, hors de toute conscience, d’écrire dans
l’écoulement viscéral du dedans. On comprend mieux pourquoi si les textes de Louis-Combet jouent sur l’émotion, c’est qu’ils le font aussi au sens étymologique – ce qui meut la matière. Elle est ce qui met en branle le récit, ce qui agite le piston de la pompe.
Tant et si bien que l’on ne peut que se rendre à l’évidence : la machine à étriper ne faisantnbrien autre chose que de transporter la matière à écrire de l’écrivain, l’étripoir est en fait un écritoire (21).
Ou, sinon une machine à écrire, du moins sa main. Le texte, à ce sujet, ne nous donne pas lieu d’en douter. Car si Hercule arrive enfin à la fin du texte pour nettoyer ces relents d’écuries, il va devoir « séparer les deux protagonistes en dégageant les tuyaux l’un après l’autre » (48) puisque l’opération de pompage qui aboutit à la mort au final ni plus ni moins par l’action de l’étreinte : « tel qu’il était, saisi dans l’étreinte de son piston, incorporé à sa mécanique, il se trouvait relié à la grande gisante par cinq tubes de boyau comme par les cinq doigts de la main – une main de fil et d’aiguille qu’il avait arrimé jusqu’au fond du creux ». (47)
La métaphore parle de soi. Une main. Une aiguille. Après cela comprenons que la mère est nourricière : langue et matière du texte. Le texte pour cela ne manquant pas de nous aiguillonner sur les seins qui sont devenus « deux longues poches de parchemin ».(48) Si Hercule, alors, coupe et sectionne les tuyaux, c’est que c’est le mythe qui intervient pour « débrancher » la lecture psychanalytique que l’on pourrait faire d’une écriture incestueuse. Quelque soit entre eux, la mère et le fils, la différence, le texte du nain métonymique qu’est le fils, alors relie à l’aune de l’écriture, le corps-matière de la mère, ce texte « premier », se laissant par lui porter, voire d’avance déporter. Pour se réécrire ailleurs. Au-delà de l’Œdipe. Dans un ensemble en dérive. (21) Le rapprochement de ces deux termes a été fait par François Migeot dans son article « Augias.
by Stéphanie Boulard, Georgia Institute of Technology, USA
1 E.T.A. Hoffmann, « Le Marchand de sable », Contes fantastiques, Tome 2, Paris, Flammarion, 1993.
2 Claude Louis-Combet, « Augias », Augias et autres infamies, Paris, Corti, 1993, p. 23. Toutes les références à ce texte seront désormais indiquées entre parenthèses après chaque citation.
3 Phrase d’Œdipe roi que Louis-Combet a placé en exergue à son tout premier roman Infernaux
Paluds paru en 1970 et qui résonne d’un livre à l’autre dans son œuvre1 regardant les agissements étrangement inquiétants de son père et deSeptentrion, n. 246, 1997, p. 126.
4 Hélène Cixous, Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif, Paris, Galilée, 2001, p. 54.
5 Claude Louis-Combet, « Transphallie », De la Terre comme du Temps, Paris, Lettres Vives,1991, p. 49.
6 Voir Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire, Grenoble, ELLUG, 2010.
Sans tenir compte des bornes et des limites, Si Louis-Combet en appelle à la machine, c’est qu’elle est, ici, outil de
7 Alfred Kubin. « Höllenszenen (ou scènes infernales) », Das zeichnerische Frühwerk bis 1904. Tuschfeder, grau Laviert, gespritzt. Einfassungslinie auf Kastaterpapier.
8 Claude Louis-Combet, Dadomorphes et Dadopathes, Paris, Deyrolle, 1992, p. 17. 9 Je développe cet aspect dans mon article « Dadomorphoses », Visions/visitations/passions : en compagnie de Claude Louis-Combet, Paris, Corlevour, 2008, pp. 70-91.
10 Alfred Jarry, Le Surmâle, Paris, Ramsay/J-J Pauvert, 1990, p. 134.
11 Ibid, p. 134.
12 Claude Louis-Combet, Mère des Croyants, Paris, Flammarion, 1983, pp. 171-172.
13 Kristeva, Julia, Les Pouvoirs de l’horreur, Paris, Le Seuil, 1980, p. 101.
14 Claude Louis-Combet, « Le Recours au mythes et l’hagiographie perverse », Revue des
Sciences Humaines, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, n. 246, 1997, p. 87.
15 Claude Louis-Combet, Tsé-tsé, Paris, Flammarion, 1972.
16 Claude Louis-Combet, « Do, l’enfant-pot », Des mères, Paris, Lettres Vives, 1996.
17 Voir ce que dit au sujet de la répétition Kristeva: « Manipuler cette répétition là, la mettre en
scène, l’exploiter jusqu’à ce qu’elle délivre — au-delà de son éternel retour, sa destinée sublime d’être une lutte avec la mort — n’est ce pas ce qui caractérise l’écriture ? Le récit littéraire qui dit les mécanismes de la répétition doit forcément devenir au-delà du fantasme, un récit de l’infâme. » Kristeva, Julia, Les Pouvoirs de l’horreur, Paris, Le Seuil, 1980, p. 65.
18 Voir ce qu’en dit lui-même l’auteur dans « Une trilogie maternelle », in Coulisses : revue
théâtrale, n. 22, mai 2000.
19 Ce que fait, littéralement, la mère avec son fils dans l’œuvre de Louis-Combet Tsé-tsé. 20 Voir l’article du Monde du 4 novembre 2014 : http://www.lemonde.fr/arts/article/2014/11/04/mois-de-la-photo-un-portrait-mere-fille-censure-
par-peur-du-vandalisme_4517626_1655012.html
15 Claude Louis-Combet, Tsé-tsé, Paris, Flammarion, 1972.
16 Claude Louis-Combet, « Do, l’enfant-pot », Des mères, Paris, Lettres Vives, 1996.
17 Voir ce que dit au sujet de la répétition Kristeva: « Manipuler cette répétition là, la mettre en
scène, l’exploiter jusqu’à ce qu’elle délivre — au-delà de son éternel retour, sa destinée sublime d’être une lutte avec la mort — n’est ce pas ce qui caractérise l’écriture ? Le récit littéraire qui dit les mécanismes de la répétition doit forcément devenir au-delà du fantasme, un récit de l’infâme. » Kristeva, Julia, Les Pouvoirs de l’horreur, Paris, Le Seuil, 1980, p. 65.
18 Voir ce qu’en dit lui-même l’auteur dans « Une trilogie maternelle », in Coulisses : revue
théâtrale, n. 22, mai 2000.
19 Ce que fait, littéralement, la mère avec son fils dans l’œuvre de Louis-Combet Tsé-tsé. 20 Voir l’article du Monde du 4 novembre 2014 : http://www.lemonde.fr/arts/article/2014/11/04/mois-de-la-photo-un-portrait-mere-fille-censure-
par-peur-du-vandalisme_4517626_1655012.html
21 Le rapprochement entre ces deux termes a été fait par Francois Mingeot dans son article “Augias, Des écuries aux écrits », Revue des Sciences Humaines, Lille, Presses Universitaires du Des écuries aux écrits », Revue des Sciences Humaines, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, n.246,1997,p.126.
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