Il existe des vues plus désolantes encore que les paysages de Lanzarote ou les cratères lunaires: ce sont les musées vides. Début février, une atmosphère lourde imprégnait chacune des pièces du Pavillon Vendôme, le centre d’art contemporain de Clichy-la-Garenne. La Grande Odalisque revisitée par Orlan était drapée de papier bulle, barrée de ruban adhésif. La superbe Ophélie photographiée par la Néerlandaise Ellen Kooi reposait au sol, décrochée de ses clous. Dans le fastueux salon d’honneur, l’installation de l’artiste franco-algérienne Zoulikha Bouabdellah, nommée Silence, avait disparu. Inaugurée le 25 janvier, l’exposition Femina ou la Réappropriation des modèles pliait bagage après deux semaines de barouf. De simples paires d’escarpins posées sur des tapis de prière: Silence interrogeait la place des femmes dans l’islam. Il a suffi d’une mise en garde émanant de la Fédération des associations musulmanes de Clichy, prévoyant « d’éventuels incidents irresponsables », pour que l’artiste remballe son œuvre, juste avant le début de l’exposition. Sur place, une pancarte indiquait que Zoulikha Bouabdellah et Christine Ollier, commissaire de l’exposition, choisissaient de retirer la pièce « afin d’éviter toute polémique et récupération au sujet de la présentation de cette installation qui ne représente aucun caractère blasphématoire ».
DE L’AUTOCENSURE À L’EMPÊCHEMENT
La colère des autres artistes invitées ne s’est pas fait attendre. À commencer, le 26 janvier, par celle de la tempétueuse Orlan, célèbre pour ses opérations chirurgicales-performances: « C’est la porte ouverte à toutes sortes de restrictions insidieuses de notre liberté d’expression, au risque que nous passions consciemment ou inconsciemment de l’autocensure à l’empêchement, de l’empêchement à l’inhibition, que produisent la menace et la peur. La liberté d’expression continue à être bafouée deux semaines après les marches du 11 janvier. […] En conséquence, puisque l’œuvre de Zoulikha Bouabdellah est définitivement retirée de l’exposition, je demande que mon œuvre soit décrochée. » L’artiste de confession musulmane a, un temps, songé à réinstaller ses tapis et ses escarpins. Mais l’absence de soutien des élus locaux, à qui elle demandait des conditions de sécurité renforcées, l’en a dissuadée. Le 9 février, toutes les œuvres étaient retirées pour de bon: c’en était fini de Femina. « Avons-nous pris la bonne décision? s’interroge encore Christine Ollier. Il est impossible de le dire. Nous avons protégé l’artiste, tout en portant le débat sur la place publique. Il n’était pas concevable de retirer l’œuvre sans rien dire. »Femina pourrait renaître dans les prochains jours sous la forme d’une exposition en ligne sur expositionfemina.wordpress.com. L’affaire évoque inévitablement la polémique qui avait frappé le Marocain Mounir Fatmi, en 2012, lors du festival d’art contemporain du Printemps de Septembre à Toulouse. Technologia, son installation projetant au sol des versets du Coran, avait choqué une poignée de musulmans. Sous la pression de la communauté, l’artiste avait rangé son matériel. « Qu’est-ce que l’œuvre de Mounir Fatmi a en commun avec les caricatures de Charlie Hebdo? Les réactions indignées d’une poignée de connards, écrivait alors Charb dans l’hebdomadaire satirique. L’autocensure est en passe de devenir un art majeur en France. » L’an passé, les artistes du pays ont subi de plein fouet la montée des conservatismes. Le Tree en forme de plug anal dressé par l’artiste Paul McCarthy sur la place Vendôme, à Paris, en octobre, dans le cadre de la Foire internationale d’art contemporain (Fiac) a provoqué l’ire du Printemps français, mouvement anti-mariage homosexuel. L’œuvre monumentale a été vandalisée dès le lendemain de son inauguration, et l’artiste a renoncé à la regonfler. Fin 2014, les clichés de prostituées du bois de Boulogne, réalisés par Élodie Chrisment, ont été partiellement censurés par la municipalité UMP de Tourcoing, lors des Rencontres du livre et de la photographie.
DES CLICHÉS LISSES
« Traumatisant ». À Paris, au pied d’une statue de la République encore couverte de fleurs et d’inscriptions en hommage à Charlie Hebdo, Diane Ducruet raconte son expérience de la censure. En octobre, cette quadra montreuilloise participait à une exposition sur le thème de l’intime, dans le cadre du Mois de la photo. Son travail sur la relation mère-fille a abouti à la création d’un quadriptyque gigantesque qui devait être montré à la galerie Catherine Houard, dans le VIe arrondissement de Paris. « Pour la communication de l’événement, j’ai fourni une image issue de ce travail, qui a été diffusée sur Internet, dit-elle. Je n’imaginais pas une seconde que mon œuvre pouvait être décrochée le jour même du vernissage, avant même d’avoir été montrée au public. » Sept courriers d’hommes et de femmes en colère, invoquant « l’incitation à l’inceste » ou la « pédophilie » pour demander le retrait de l’image, ont suffi à faire reculer la galeriste. « Je lui ai écrit pour la faire changer d’avis et je n’ai jamais reçu de réponse », se désole Diane Ducruet. Le directeur de la Maison européenne de la photographie (MEP), Jean-Luc Monterosso, organisateur du Mois de la photo, n’a pu imposer le maintien de l’œuvre, car « il s’agit d’un lieu privé qui ne relève en aucun cas de mon autorité », expliquait-il sur Rue89. La colère a fait place à la réflexion avec le temps. « Les journaux s’autocensurent depuis vingt ans en choisissant de ne diffuser que les images les plus consensuelles, analyse Diane Ducruet. Les banques d’images ont suivi ce mouvement en ne proposant que des clichés lisses, correspondant aux critères de leurs clients. Peu à peu, le regard s’est appauvri. Toute représentation de l’enfant et de sa mère sortant du cadre joyeux de l’album de famille n’est plus acceptée. Des images auparavant anodines peuvent susciter la controverse aujourd’hui. » Les réseaux sociaux aussi ont eu un effet pervers. « Ils ont contribué à rompre la barrière entre les espaces privé et public, reprend l’artiste. N’importe qui donne son avis sur les œuvres qu’il voit sur Internet, sans même aller les voir dans les galeries. » Mother & Daughter II, de Diane Ducruet, n’a toujours pas été exposé à ce jour. La photographe participera à un débat sur le sujet, à la MEP, le 17 mars. « La censure vient souvent de la frilosité d’institutions culturelles connaissant mal la loi, indique Marie Docher, l’organisatrice de cette rencontre. À l’issue de cette journée, nous voulons produire un guide de bonnes pratiques permettant de mieux affronter les menaces et pressions qui planent sur les artistes. » Pour un cas médiatisé comme celui de Diane Ducruet, combien de peintures, de dessins, de photos décrochés en silence? « De nombreuses œuvres sont censurées sans que la presse en ait connaissance », affirme Christine Ollier.
DIMENSION SUBVERSIVE
L’affaire est passée inaperçue. En janvier, une artiste a pourtant disparu du programme du festival Circulation(s), dédié à la jeune photographie européenne. Hellena Burchard, 25 ans, fraîchement diplômée de Gobelins, l’École de l’image, avait été sélectionnée pour ses images de sans-abri endormis. Ses clichés, imprimés à taille humaine, ne devaient pas être accrochés au mur du CentQuatre, lieu d’exposition parisien, mais plaqués au sol, sous les pieds des visiteurs. « Je souhaitais non seulement interroger le regard du spectateur sur ce qu’il voit au quotidien, mais aussi engager son corps, amené à dégrader lentement les pièces présentées, en métaphore d’une réalité qu’on oublie », explique-t-elle. Une vidéo promotionnelle, dans laquelle la jeune artiste expliquait maladroitement sa démarche et précisait n’avoir demandé aucune autorisation, est repérée par Entraides citoyennes. Sur la page de cette association d’aide aux SDF, les bénévoles se déchaînent: « Elle viole l’intimité des sans-abri! Son expo doit être interdite », s’emporte par exemple Jérémi. Hakim, lui, souhaite carrément qu’elle ait un jour « envie de manger les négatifs de ses photos volées ». Marion Hislen, présidente de Fetart, l’association organisatrice, a préféré retirer le travail, sous la pression. « L’œuvre a pu choquer, mais nous, c’est justement sa dimension subversive qui nous intéressait, assure-t-elle. Le problème vient du fait qu’elle ait photographié des personnes sans leur autorisation. Or, certains d’entre eux sont reconnaissables. On risquait un procès. Nous avons proposé à l’artiste de retravailler son sujet, pour l’exposer l’an prochain. » Les portraits de Luc Delahaye « volés » dans le métro parisien au cours des années 1990 lui avaient valu une plainte de l’un des modèles. Mais le tribunal de grande instance de Paris avait donné raison au photographe de l’agence Magnum en 2004, reconnaissant que le droit à l’image ne peut pas « faire arbitrairement obstacle à la liberté de recevoir ou de communiquer des idées qui s’exprime spécialement dans le travail d’un artiste ». Rien n’indique que Fetart aurait perdu un éventuel procès intenté par Entraides citoyennes. Mais la petite structure pouvait-elle seulement prendre ce risque ? « Les institutions culturelles ont de moins en moins d’argent et la plupart des artistes sont fauchés, se désole Diane Ducruet. La fragilité économique les pousse à céder aux pressions et menaces, plutôt que de les braver. » Problème : les crédits de l’État dédiés à la culture diminuent régulièrement. L’art, espace de liberté par excellence, aurait pourtant bien besoin de soutien en ces temps troublés où dessiner peut coûter la vie.
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